Enfant proie et adulte victime

Quoi de plus facile que de modeler un enfant afin d’en obtenir un résultat, une fierté pour certains, une carte de visite ou un diplôme pour d’autres ? Ces enfants « fils de », ou « filles de », condamnés à réussir, à servir leurs parents et à se sacrifier.


Les enfants psychologiquement, physiquement, sexuellement victimes de maltraitance possèdent une vulnérabilité aigüe. Leur besoin d’être reconnus, protégés et aimés les empêche d’avoir le moindre recul, la moindre méfiance. Ce qui est vécu l’est au premier degré, comme ce qui est ressenti. Ce sont des enfants en quête perpétuelle de reconnaissance. Chaque signe qui leur est adressé est reçu comme cette reconnaissance tant espérée, sans qu’il ne leur soit possible d’analyser ou de s’opposer à ce qui ne leur convient pas. Habitués à obéir, à se taire, à devoir plaire et faire plaisir, ces enfants-proies n’ayant pas développé de mécanismes de défense propres vont être enclins une fois adultes à écouter la première belle et bonne parole venue, sans mettre aucune limite. Le prédateur sent la proie, repère ses fragilités et va s’en servir pour conquérir et dominer. Les proies vont être heureuses que l’on s’intéresse à elles, qu’on les regarde. Elles connaissent les notions de bien et de mal, mais ne savent pas se les appliquer et surtout les rendre pertinentes dans leur relation à l’autre.

Lucie, victime des comportements toxiques et incestuels de ses parents, tient à 24 ans, le raisonnement logique et objectif d’un adulte tant que son champ émotionnel n’est pas concerné. Quand il s’agit de sentiments, quand il lui faut s’impliquer dans une relation où elle pourrait être considérée, où un regard est porté sur elle, elle s’en remet totalement à l’autre, s’interdisant toute opinion, toute prise de recul. L’autre, l’adulte, sait mieux qu’elle, fait mieux qu’elle, il est autorisé à demander, à exiger sans qu’elle sache s’y opposer :

« Je me fais avoir à chaque fois, même quand les choses ne me plaisent pas. Je ne sais pas dire stop, je ne sais pas dire non. J’ai tellement peur d’être rejetée, de me retrouver seule, sans amis, sans personne. Je sais que j’accepte tout et trop, mais je n’arrive pas à faire autrement. Le pire pour moi, c’est le silence. Je préfère presque les conflits, mais en même temps je les fuis. Je fais des choses que je n’aime pas pour ne pas contrarier. Et j’en fais toujours plus. Le pire, c’est qu’au début de chacune de mes relations, je me suis dit que la personne avait un truc de bizarre, que je ne sentais pas. Mais je chassais cette pensée, et je m’en voulais. À chaque fois, je me répète : ce n’est pas ton père, ce n’est pas ta mère, faut pas voir le mal partout. Je ferais mieux de m’écouter, mais je n’y arrive pas. »

Lucie est loin d’être la seule dans ce cas. Les adultes victimes sont nombreux à tenir le même genre de propos : « La première fois que je l’ai vu, j’ai senti un malaise. Mais je n’ai pas voulu y prêter attention. Il était quand même très gentil, il m’écoutait… »

La première impression reste souvent la meilleure.
Pour un adulte souffrant de fragilités importantes, le discours parental trop entendu va resurgir comme un fantôme, empêchant toute réflexion et créant un conflit interne violent. Adulte, cette victime redevient enfant lorsqu’une demande ou une pression extérieure agissent sur sa relation affective à l’autre. Cet adulte, proie idéale pour un manipulateur, se comporte comme l’enfant qu’il a été avec ses parents. Et l’enfant-proie n’a pas de repères. Il lui a été empêché de se construire. Son champ émotionnel est dévasté. Il a reçu bien plus d’interdictions que d’autorisations, de contraintes que de libertés.


On ne peut parler des proies sans parler de leur prédateur.
Selon le Petit Robert, un prédateur est un pillard, un homme qui vit de rapines, de butin. C’est également un animal qui se nourrit de proies. Quant à la proie, il s’agit d’un être vivant dont un prédateur s’empare pour le dévorer. Le prédateur doit faire face à une urgence vitale : se nourrir pour vivre. Il doit traquer, chasser et tuer ce qui va le rassasier. Il est question de subsistance et de survie, pour le prédateur comme pour la proie.
Pour le prédateur il s’agit de posséder et anéantir pour pouvoir vivre.
Pour la proie, il s’agit de résister à la traque et à la mise à mort.

Pourquoi parler de prédateur et de proie lorsqu’il est question de violences psychologiques ?
Parce que ces deux forces qui s’opposent, ces deux manières de survivre sont les fondements de la violence psychologique. Le prédateur se sert toujours d’une arme. Animal, ces armes sont ses griffes ou ses crocs. Humain, ce sont ses mots et ses actes. Les victimes qui décrivent le comportement de leur agresseur reprennent souvent la même image : celle du chat et de la souris. Dans l’histoire, elles sont la souris. Quant au chat, il attend et guette. Il est persévérant. Parfois un peu joueur, répondant à son instinct. Enfin, à coups de crocs et de griffes, et après l’avoir épuisée, il va tuer la souris. C’est sa condition de chat, c’est un prédateur.

Le fonctionnement d’un humain prédateur est comparable en tout point à celui d’un animal. La question de la conscience du bien et du mal n’est pas à prendre en considération, en premier lieu. Il s’agit de survie, non de morale.


Si une définition de la violence psychologique devait être donnée, ce serait « un ensemble de comportements, paroles et actes, visant à satisfaire un individu – le prédateur – aux dépens d’un autre – la proie – pouvant aller jusqu’à la destruction complète et la mise à mort, et le plus souvent mis en œuvre sans que personne ne puisse en témoigner ».

Le prédateur qui va jusqu’à détruire sa proie devient alors son bourreau. Si, par souci de commodité, le bourreau est désigné au masculin, il ne faut jamais oublier qu’il peut être un homme ou une femme.

Le bourreau n’existe pas sans la victime. Il lui faut la traquer et la capturer. Tant qu’il est dans la quête sordide de son Graal, il est prédateur ou chasseur. Il est alors à la fois attirant, hypnotisant et repoussant, sans que ce soit explicable par la proie, à l’image de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur ou de Mme de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses. Le prédateur engendre dans le même temps la fascination et le malaise. Mais la fascination prend le pas sur ce malaise. Et c’est souvent longtemps après qu’une victime se souvient dudit malaise, se rappelle la gêne, le sentiment d’être étouffée, coincée, empêchée d’agir ou de parler.

« Ma mère, elle est moche. Elle est laide. Elle a toujours été vieille, elle ne sourit jamais. Ou sauf pour faire mal. Je préfère quand elle ne sourit pas. En fait, ces sourires, ils font peur. Mais petite, je trouvais que c’était la plus belle et la plus classe. »

Une victime est séduite par des mots, des regards, des gestes et des caresses, des sourires, par une forme de tendresse, de douceur et d’intérêt qui masquent le seul but du prédateur : capturer, posséder et détruire. Elle a été séduite alors qu’elle était une proie visible et identifiable pour un prédateur. Et en tant que proie, elle devient objet du désir obsessionnel.

Dans le cadre de la violence psychologique, il faut oublier toute notion de morale. C’est à la morale que la proie s’accroche en pensant que « les choses vont changer », mais c’est presque à cause d’elle, la morale, que la proie devenue victime finit par perdre. C’est à la morale que l’enfant-proie donne une puissance magique censée le protéger de tout, mais une fois adulte, cet enfant qui n’a reçu comme modèle de moralité que celui de ses parents toxiques ne saura pas se préserver de comportements destructeurs.

La Nuit du chasseur (1955), film de Charles Laughton, adapté du roman homonymique de Davis Grubb.
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782). Mme de Merteuil est incarnée par Glenn Close dans l’adaptation cinématographique qu’en a donné Stephen Frears (1988).

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