L’emprise – Que sais-je, 5 avril 2023

L’emprise – Que sais-je, 5 avril 2023

Le 5 avril 2023 est sorti en librairie mon dernier essai, L’emprise, aux éditions Que sais-je ?

En voici un extrait :
 » L’emprise est à la fois un abus de confiance, une manipulation, un harcèlement et une maltraitance. C’est insuffisant, car ce serait oublier la domination (psychologique, physique, relationnelle, affective, sexuelle et économique), la réification et l’infantilisation de la victime. Et c’est encore oublier que cette relation est mortifère et parfois mortelle. La violence psychologique est étroitement intriquée dans l’emprise, mais elle désigne un ensemble d’agissements nocifs alors que l’emprise désigne la relation dans laquelle cette violence est exercée. Elle en est le cadre. Elle est omniprésente, invisible et liberticide.

L’emprise est un système relationnel allant au-delà de l’ascendant intellectuel ou moral, car tout ascendant n’est pas destructeur. L’emprise colonise l’individu jusqu’à sa perte d’identité et parfois sa mort. L’identité est une unicité reconnue (nommée), légitimée, qui possède une continuité et une permanence. Dans cette identité apparaît une union entre l’esprit et le corps, comme Spinoza l’entendait dans l’Éthique : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le corps, autrement dit une manière de l’étendue précise et existant en acte[1]. » En suivant un raisonnement spinoziste, on peut imaginer que le salut vient (entre autres) par le corps, pouvant de la sorte « se concevoir de façon adéquate lui-même, ainsi que toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence[2] ».

L’emprise brise l’unité corps-esprit par la dissolution du lien entre émotions et raison. C’est l’un des aspects de la dissociation, cette rupture de l’unité psychique, causant « une perturbation touchant les fonctions qui sont normalement intégrées comme la conscience, la mémoire, l’identité ou la perception de l’environnement[3] ». Les victimes le disent : « J’étais là sans être là, comme si je volais au-dessus de la pièce. Je voyais tout, je comprenais, mais je ne ressentais plus rien. »

L’emprise, usant de la violence sous plusieurs formes pour établir un ordre nouveau et supprimer l’existant, est un terrorisme psychique et physique visant un individu ou un groupe d’individus avec intention de le soumettre, de le contrôler et, si nécessaire, de le détruire. La personne sous emprise va vivre dans la terreur, « essence même de cette forme de régime » selon H. Arendt[4].

Reste à distinguer l’emprise mentale de l’emprise morale. La première est organisée par un gourou, chef de groupement, enseignant, etc. dont les comportements amènent à la dépendance, la sujétion, l’infantilisation. L’endoctrinement provoque l’obéissance totale. L’adepte (élève, croyant…) voit en ce chef un maître, un « presque » dieu et lui prête des capacités et pouvoirs liés au surnaturel et au magique. L’emprise morale, qui repose également sur la sujétion, est perverse. Elle sous-entend un dévoiement du lien, une instrumentalisation des sentiments, une insécurité psychique et physique. C’est principalement dans le cadre familial et conjugal que nous la retrouverons. Mais, comme nous le verrons, ce cadre particulier offre d’autres ressorts à la violence. »


L’objet du livre est de parler du mécanisme de l’emprise, de son système, de l’interaction verticale et univoque dominant – dominé qu’elle instaure, des conséquences pour les victimes enfants et adultes. Il s’agit donc de comprendre et d’identifier toutes les relations d’emprise quel que soit le contexte, qui fonctionnent toujours de manière assez similaire à l’emprise sectaire, s’attaquant à la pensée, à la liberté physique, à l’expression des émotions, à la sexualité, à l’argent, à la spiritualité, à l’ordre politique et moral.
Mais comme, indéniablement, l’emprise conjugale et familiale bénéficie du huis-clos, du secret, du doute des proches et / ou des professionnels, elle est plus spécifiquement étudiée dans cet essai. À ce titre, il y est question de contrôle coercitif et de continuum des violences [5] , allant jusqu’au feminicide.


[1] B. Spinoza, Éthique, II, proposition 13, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1998.

[2] B. Spinoza, Éthique, IV, appendice 4, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1998.

[3] Selon le DSM-5.

[4] H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951.

[5] À ce sujet, vois les travaux de Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent : https://reseauiml.wordpress.com/2020/06/23/quest-ce-que-le-controle-coercitif/

Tous toxiques, tous victimes ?

Tous toxiques, tous victimes ?

Voici le titre en forme d’interrogation de mon prochain livre, à paraître le 20 octobre prochain aux éditions de l’Observatoire.
Et si je pose la question, j’ai déjà ma réponse. Elle m’appartient, je ne somme personne d’y adhérer… Et pourtant. Et pourtant, ne serions-nous pas, ne devrions-nous pas reconnaître que nous sommes tous, ou pouvons tous être, victimes de … et toxiques pour… au cours de notre vie.

Victimes de…
De malveillance, de harcèlement, de maltraitance, d’indifférence, de rejet, d’abandon, de la suspicion, de la jalousie, de la colère ou du dégoût d’autrui. Victimes d’une situation, d’un contexte, d’une idéologie, d’une manipulation mentale, d’une emprise. Au niveau individuel, conjugal ou familial, comme au niveau sociétal. Victimes car contraint à l’obéissance, à la sujetion, à la soumission, à être réduit au silence, à subir. Parfois, à mourir, psychiquement. Physiquement.
Victimes de nous-mêmes, retenus par des certitudes, des croyances, des schémas de pensées, des modes de comportements, des angoisses et des peurs qui nous attachent, nous limitent ou nous empêchent toute autonomie, toute individualité, qui restreignent notre liberté de pensée, notre façon de pensée, qui modèlent nos choix, nos décisions, jusqu’au sens que nous donnons à notre vie.
Victimes enfin, de nous dire victimes, d’en faire plus qu’un état, un statut, une identité et une cause à défendre.

Toxiques pour…
Pour nous. Parce que nous restons enfermés dans ces schémas, parce que nous doutons ou n’osons pas remettre en cause, questionner, changer de route, parce que nous refusons de nous faire confiance, accordant cette confiance pleinement à un autre que nous, lui donnant la liberté de nous utiliser, de nous user, sans contester (ou à peine) ses attentes, ses demandes, ses ordres.
Pour notre entourage, que nous n’écoutons pas ou plus, dont nous doutons également, que nous tenons à l’écart, dont nous nous méfions, auquel nous faisons porter notre anxiété et nos peurs, nos émotions trop contenues ou trop explosives. Parce que nous attendons sans en être conscient beaucoup trop de nos proches, de ceux que nous aimons, nous leur faisons porter une lourde charge. Parce que notre méfiance, notre défiance à l’encontre de certains nous laisse ignorer ce qu’il pourrait se trouver de bon et de sain dans leurs agissements.
Parce que nous sommes portés en premier lieu par nos émotions ; et dans une société qui infantilise, narcissise, se veut en lutte, monte les uns contre les autres, génère des conflits qui s’auto-alimentent, seules les émotions ont droit de cité. La réflexion, la pensée et la pensée critique sont délaissées ; trop exigeantes, prenant trop de temps, pas assez instagrammables ou difficiles à transmettre en un tweet, les réflexions qui donnaient lieu à discussion ne sont plus sources que de polémiques ; et c’est celui qui crie le plus fort qui gagnera, non pour ce que dit son cri, mais par sa puissance sonore.

Oui, certains sont « plus toxiques » que d’autres. Oui, il existe des pathologies, des fonctionnements, des attitudes hautement nuisibles. À une personne en particulier, à un groupe, à un système. Mais se croire protégé d’être toxique pour qui que ce soit, c’est déjà l’être.
Oui, certains sont « plus victimes » que d’autres. Oui, il est des traumatismes, des violences et des drames qu’aucun mot ne console, très peu réparent. Oui, il est nécessaire de mener des – justes – combats, de prendre la parole, la plume ou le micro pour dénoncer des oppressions, des injustices, des barbaries. Mais il ne suffit pas de dénoncer ; encore faut-il proposer, et accepter le dialogue. Encore faut-il comprendre qu’être victime n’est pas un état, une définition… définitive.

Tous toxiques, tous victimes ? … pour essayer d’analyser, de comprendre et de transformer des états d’esprit, des liens, des croyances.

Résumé du livre :
Les « victimes » sont-elles toujours celles que l’on croit ? La violence est-elle une fatalité ? À l’heure de #MeToo et de la cancel culture, Anne-Laure Buffet propose une analyse passionnante et salutaire des concepts de « toxicité » et de « victime », trop souvent dévoyés. « Violence psychologique », « emprise », « harcèlement », « pervers narcissique »… Voici les nouveaux maîtres mots de nos relations, de nos comportements. De #MeToo à la cancel culture en passant par la pensée décoloniale, nous ne semblons plus réfléchir qu’en fonction de ce qui semble bien ou mal ; qu’en cherchant un « toxique » et en plaignant sa « victime ». Nous nous posons trop souvent en juges et partie en nous attribuant le droit d’être « du bon côté », en laissant aux autres la responsabilité de la toxicité et de nos difficultés. Sommes-nous condamnés à être l’un ou l’autre, sans nuances, sans évolution ou réparation possibles ? De l’agression à la réparation, de l’opposition à la compréhension, de la destruction à la construction, Anne-Laure Buffet nous amène à une réflexion salutaire, richement illustrée d’exemples concrets tirés de l’actualité ou de son expérience de thérapeute, pour accepter nos manquements et nos fragilités autant que nos réussites et nos forces, et sortir enfin du clivage « tous toxiques, tous victimes »
En librairie le 20 octobre, aux éditions de l’Observatoire

Après le ressentiment

Après le ressentiment

La vie est une aveugle qui tient l’homme en laisse
Georges Perros

Mardi 8 juin, une rencontre organisée par Jeanne Orient pour ses ©Fil de MémoireS se tenait à la librairie Gallimard, boulevard Raspail.
Cette rencontre réunissait Cynthia Fleury, Virginie Megglé, Lise Marzouk et Anne-Laure Buffet.


Peut-être que le ressentiment, c’est la vie tenue en laisse. Et tout cet emprisonnement, volontaire parfois, de la vie tenue en laisse…on peut se mettre à aimer la laisse…la zone de confort du ressentiment, de sa sublimation, la sublimation de la laisse…
Ce qui les lie les quatre invitées de cette rencontre n’est pas seulement le constat du ressentiment, mais aussi l’après ressentiment. C’est le soin, la cure, le care…
Ce qui les lie est la nécessité presque existentielle de croire en cet après…lucidement.
Mais l’après n’est pas évident. Il n’est question ni de retour à son état initial, ni d’oubli, mais de croissance, de connaissance de soi et des autres. Tout comme il est question de séparation et de réparation, de rupture et de continuité, de fragilité et de vulnérabilité.

Durant ces presque deux heures, il est question d’emprise, de violences et de prises de conscience. Il est question de souffrances, de traumatisme et de dissociation. Il est question de vie, et question de mort, de maladie et de guérison.
Il est question du soin qu’est l’écoute, d’accueillir ce qui est dit, de pouvoir, de vouloir, et d’être.
Il est question également de résilience.

Principalement, il est question de comprendre ce qu’est le ressentiment, en quoi il nous attache et nous retient, empêchant toute construction, tout détachement. Le ressentiment est un maillon d’un lien qui nous maintient dans un passé dont nous cherchons à nous libérer. Est-il nécessaire ? Doit-il être dit ou tu ?
Et, en continuité, doit-on l’accepter ou le fuir ? Que dit-il de nous, que dit-il de notre lien à l’autre, de notre regard sur l’autre, de notre besoin de l’autre ?

Une rencontre à retrouver ici : APRÈS LE RESSENTIMENT – FIL DE MÉMOIRES

Cynthia Fleury est une philosophe et une psychanalyste française. Elle dirige la chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne du GHU Paris psychiatrie et neurosciences et est membre du conseil d’administration de l’ONG Santé Diabète.
Elle est l’auteure, entre autres, de Ci-gît l’amer – Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020
« il existe ce moment où savoir ne suffit pas à guérir, à calmer, à apaiser. Pour cela, il faut dépasser la peine, la colère, le deuil, le renoncement et, de façon plus exemplaire, le ressentiment, cette amertume qui peut avoir notre peau alors même que nous pourrions découvrir son goût subtil et libérateur. « 

Virginie Megglé est psychanalyste spécialisée dans les dépendances affectives et les troubles de l’enfance et de l’adolescence. Sa pratique s’étend aux constellations familiales, à la psychanalyse transgénérationnelle et à la psychosomatique. Auteur de plusieurs ouvrages, elle est également fondatrice de l’association et du site Psychanalyse en mouvement.
Son dernier ouvrage, Étonnante fragilité, est paru aux éditions Eyrolles en 2019. L’auteure nous montre ce qu’il advient lorsqu’on abandonne les relations de dominations stériles, les mécanismes de défense qui nous éloignent de nous et des autres. Elle prend le temps de nous laisser contacter cette fragilité et nous permet de nous rendre à l’évidence de ce qui nous constitue tous et chacun en tant qu’humain. Elle nous parle de l’enfance, de l’adolescence, elle nous raconte les fragilités, et donc les talents, d’artistes et personnages célèbres qui continuent de nous émouvoir parce qu’avec courage et obstination ils n’ont pas renoncé à leur sensibilité.

Lise Marzouk est maître de conférence en littérature comparée. Elle est l’auteure de Si, Gallimard, 2018. Elle y fait le récit de l’année passée au chevet de son fils de dix ans, à l’Institut Curie, alors qu’il est atteint d’un cancer – un lymphome. Elle relate chronologiquement les étapes de ce combat mené en famille, la nécessité de maintenir un semblant de vie quotidienne avec ses autres enfants, la recherche de la bonne distance – aimante mais jamais étouffante – avec son fils malade. « C’est donc cela avoir un enfant malade, se dit-elle. Mener une double vie, jongler entre l’ordinaire et l’extraordinaire, entre la normalité et l’anomie. Ironie de ce sort, c’est le quotidien qui devient secondaire, tandis que l’autre, l’intrus, le parasite, se fait central, lancinant et omnipotent, vampirisant l’espace physique, mental et social. »
« «Tu es assis sur une chaise de paille jaune, dans la cuisine. Tu viens d’avoir dix ans. Tu tiens la bouche grande ouverte et je l’explore.»
Tout commence ainsi, dans une cuisine. Une mère se trouve soudain confrontée au cancer de son fils. Elle raconte. L’attente et le combat, la peur, les doutes, la folie qui la guette parfois ; mais aussi le rire, la tendresse, le désir, tout ce qui de l’humanité, en elle, à chaque instant résiste. Peu à peu les mots prennent le pas sur l’épreuve. »

Anne-Laure Buffet est thérapeute, conférencière et auteure, entre autres de Ces séparations qui nous font grandir, Eyrolles, 2020. Elle y explore toutes les séparations que la vie amène à traverser, de la naissance à la mort, de la rupture au deuil, qu’ils soient réels ou symboliques.
« Tout au long de la vie, des ruptures, subies, désirées ou inconscientes, viennent imprimer leur marque sur l’histoire émotionnelle de chacun, induisant des changements symboliques et remettant en question les repères familiers ainsi que la quiétude psychique. L’auteure montre que ces événements peuvent être compris comme des étapes de transformation vers une existence affective plus autonome. »

Jeanne Orient, qui organise ces rencontres, entre autres, est l’auteure de L’accident de soi, L’Harmattan, 2011. Jeanne a 39 ans. Elle va partir pour Venise. Les valises sont pleines de froufrous des courtisanes. Elle a encore le temps de passer une mammographie de routine. Dans le noir et blanc du cliché dort un cancer. Il faut défaire les valises, jeter les froufrous, jeter un sein encore conquérant. Puis Jeanne va mieux. Elle rentre en rémission. Elle reprend sa vie. Mais dans le trou du sein perdu, Jeanne devient double…

Jeanne Orient est Conseil en communication culturelle et stratégique. Productrice et réalisatrice des Fils de MémoireS de Jeanne Orient©️ et des Rendez-vous de Jeanne©️


Un livre sur la maladie, le cancer, la perte et la reconstruction.

La perversion narcissique dans tous ses états

La perversion narcissique dans tous ses états

La perversion narcissique.
Un sujet dont j’ai beaucoup parlé et sur lequel j’ai beaucoup écrit.
Sur ce qu’elle est, sur sa réalité – ou non, sur sa mise en oeuvre, sur les comportements induits, tant chez l’auteur des violences, que chez la victime.
Il s’avère que… est-ce un hasard ? Mon ancien blog a été piraté. 9 années de travail détruit ou volé.

C’est ainsi.

Donc, je continue, reprends et recommence.
La perversion narcissique.
Ce grand marronnier qui fleurit allègrement au printemps… D’ailleurs depuis un an on en entend moins parler, le Covid ayant pris et de loin la place, ce qui laisse une violence conjugale, psychologique et physique, mal expliquée, mal comprise, mal entendue et mal défendue, s’installer, et s’aggraver.
Les bourgeons du marronnier « pervers narcissique » apparaissent donc généralement au printemps pour éclore magistralement avant l’été, entachant déjà bien des relations d’une ombre perfide, avant de se disperser à l’automne comme les feuilles au vent…
La perversion narcissique, ou plus exactement le terme de « pervers narcissique » est aujourd’hui employé à toutes les sauces pour désigner tout, n’importe quoi et son contraire.
Au premier retard, à la première dispute, au premier désaccord, à la première remarque désobligeante, on hurle au pervers narcissique, monstre en puissance dont l’unique objectif est de vous détruire.
Seul « l’autre » est visé, et l’autre est communément compris comme étant un homme. Car une femme ne pourrait manifestement être narcissique et perverse, manipulatrice.

C’est en tout cas ainsi qu’il est fréquemment présenté, ce vampire psychique.

Fréquemment et même plus que ça. Il est devenu un sujet, un produit à marqueter. Journaux, articles, vidéos, documentaires et reportages de qualités très diverses sont là pour en parler. Et, de fait, pour parler de sa proie, puisqu’il est prédateur, de sa victime de celle – forcément celle – qui subit injustement et sans raison ses attaques destructrices.

Que d’amalgames et de confusions !
Que de craintes nées chez des personnes en difficulté dans leur couple ou dans leurs relations !
Que d’impossibilités posées pour se positionner et se responsabiliser – car si la victime est décrite uniquement comme quelqu’un qui « s’est faite avoir » car trop gentille, trop sensible, trop « empathique », où se situe sa capacité à comprendre pourquoi, comment, où se situe sa place dans la relation si ce n’est une fois de plus et uniquement comme un objet ? Déjà traitée comme un instrument de puissance et de pouvoir à manier puis à détruire, utilisé par une personne à la structure psychique perverse, voilà cette victime obligée de se contenter de cette nouvelle ; elle n’était qu’un outil ou un punching-ball, un catalyseur et un déversoir de toutes les frustrations de son agresseur.
Ce que cette victime a cherché et trouvé, inconsciemment certes, dans la relation, ne lui appartient plus. Infantilisée par son « bourreau », elle est désormais « déresponsabilisée » par ces propos, affirmations et contre-vérités.
Ces mêmes propos qui, pour lui offrir un peu de réconfort, vont l’inviter à un grand réveil de sa conscience et surtout de sa confiance en elle, évitant de s’interroger sur la structure de cette victime, lui proposant le plus souvent de se « réveiller » (on se croirait presque au pays des woke), de retrouver sa force et sa lumière à grand concours de respiration, de tambours chamaniques et autres liens et lieux faussement spirituels. Son ou ses traumatismes ? Ignorés. Sa souffrance, son trouble profond ? Ignorés eux aussi. En revanche, qu’elle y croit ou non, elle est rassurée. Car, forcément dite « résiliente » (encore un terme bien trop utilisé), elle possède un sésame vers le bien-être.
On lui parlera de « l’enfant intérieur » à aller protéger et rassurer. Et voilà ladite victime embarquée dans un voyage vers elle-même dont elle ne comprend pas ou plus exactement ne ressent pas réellement l’intérêt.
Car toutes ces « méthodes » ou pseudo méthodes évitent de traiter un sujet : le trauma, celui résultant de l’emprise, et celui ayant mené à l’emprise. Quant aux conséquences du traumatisme, elles sont de fait écartées. Le seul « travail » proposé est sur l’émotion. Sont alors offerts des mots  » à la place des maux », sympathiques comme des gros doudous, vaguement consolateurs et bien insuffisants.

Car la victime n’est pas « que » une victime, elle est avant tout un être humain avec sa propre structure, son contexte, son parcours, son histoire personnelle et familiale, son individualité, ses composantes. La traiter en enfant blessé, c’est la maintenir à l’état d’enfant.
À terme, c’est maintenir une emprise.

Revenons à quelques principes.
En 1986, le psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier dénonce les abus psychologiques et sexuels d’hommes et de maris violents. Le terme de « pervers narcissique » apparaît. Il évoque les maltraitances psychologiques et ce terrible oxymore qu’est le « devoir conjugal[1] ». Nous retiendrons entre autres cette observation : « Le pervers narcissique accompli se montre socialisé, séducteur, socialement conforme et se voulant supernormal : la normalité, c’est son meilleur déguisement[2]. » Puis Marie-France Hirigoyen écrit Le harcèlement moral, complété en 2005 par Femmes sous emprise : les ressorts de la violence dans le couple. La violence conjugale, en particulier celle faite aux femmes, est décrite et dénoncée. Elle ne peut plus – ou ne devrait plus – être tue ou minimisée. Pourtant ce n’est que récemment qu’il est admis de dire qu’un mari violent est un père dangereux. Pour Édouard Durand[3], défenseur des victimes, femmes et enfants, « on a tendance à séparer ce qui se passe dans le conjugal et dans le parental. Comme si la violence dans le couple n’avait pas d’incidence sur la famille, ce qui est irréaliste[4] ».

Quant aux hommes mariés à des femmes « perverses narcissiques », ils le reconnaissent encore plus difficilement, véhiculant malgré eux cette injonction sociale selon laquelle un homme ne peut subir les comportements violents, psychologiques ou physiques, d’une femme. L’homme, le « sexe fort », ne peut être opprimé. Quand il ose le dire, il est disqualifié et accusé de se faire passer pour victime pour faire taire la parole des femmes. Ite missa est.

Le terme fourre-tout de « pervers narcissique » n’est ni un diagnostic et ni une pathologie. Ce n’est pas contagieux, ça ne se transmet pas. Il se rapprocherait du « trouble de la personnalité narcissique », c’est-à-dire « un mode durable des conduites et de l’expérience vécue qui dévie notablement de ce qui est attendu dans la culture de l’individu, qui est envahissant et rigide, qui apparaît à l’adolescence ou au début de l’âge adulte, qui est stable dans le temps et qui est source d’une souffrance ou d’une altération du fonctionnement ».

La structure psychique du pervers narcissique, dont l’attachement primaire s’est mal élaboré, repose sur des mécanismes de défense solidement installés ; les déconstruire est quasi impossible. Le narcissisme est sollicité constamment et doit être défendu et renforcé, s’appuyant sur le pouvoir et la puissance en permanence quêtées ; la perversion permet non seulement de tirer profit de ce que la victime a de meilleur mais également de faire croire presque définitivement à cette victime qu’elle n’a rien de bon. La perversion détourne le bon de ce qu’il a de bon, en laissant le profit à l’auteur des violences et faisant penser à la victime qu’elle agit, pense ou ressent mal.

La notion a perdu de sa substance et beaucoup se retrouvent ou s’identifient comme victimes de pervers narcissique sans que ce soit le cas. Ainsi on entend ou lit communément mon pervers narcissique. S’approprier ledit « pervers narcissique » empêche tout détachement, toute autonomie. Comme si « le nôtre » était beaucoup plus dangereux qu’un autre. Comme s’il fallait revendiquer le droit d’en avoir un dans sa vie. Le mien fait ceci, le mien fait cela… et les comparaisons vont bon train, tout comme les questionnements dénués de toute logique. Est-ce que votre PN vous a déjà fait un cadeau ? Quel est le signe astrologique de votre PN ?

Souffrant d’un sentiment d’infériorité conscient ou refoulé, le tyran le compense par un pouvoir coercitif total reposant sur la dissimulation et la manipulation de la vérité à son seul profit, pour mieux instrumentaliser et réifier, objetiser l’entourage jusqu’à la dépersonnalisation complète.

Sa violence est indicible et ne laisse ni témoin ni trace alors qu’elle permet le meurtre psychique parfait. Socialement, le « pervers narcissique » est agréable, intéressant, protecteur, généreux, brillant, séducteur, drôle tout en sachant attirer la sympathie et la compassion. Il sait se faire plaindre comme il sait se faire admirer. Sa compagnie est recherchée. Ce qu’entend sa compagne ? « Tu as de la chance (suit l’énumération de ses qualités ), vous formez le couple idéal ! » Il manie la rhétorique et la contradiction avec talent, ce qui lui permet de duper son entourage.

Sa violence psychologique est également physique. C’est la violence physique ordinaire. Ordinaire car anodine. Elle n’attire pas l’attention et ne prête pas à conséquences. C’est une violence car son systématisme et sa répétition rendent insupportables ces comportements. Et c’est physique car s’il n’y a pas de coup, il y a en revanche un épuisement chez la victime et une tension non seulement nerveuse mais également musculaire. Elle s’abîme, se replie sur elle-même. Son corps devient douloureux. Sans bleu. Sans blessure. Sans marque.

J’ai reçu en consultations de nombreuses victimes. Toutes rapportent des douleurs et des difficultés physiques et cognitives comparables : perte de concentration et d’attention, migraines répétées, douleurs musculaires et articulaires, difficultés respiratoires et digestives. Reprenant ici le titre de l’essai du psychiatre américain Bessel Van der Kolk, il est évident que le corps n’oublie rien[5].

C’est un caméléon des sentiments qui passe du rire aux pleurs, de la colère au désarroi, de l’indifférence au mépris, de la menace à la fausse excuse en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. La compréhension et la communication deviennent impossibles, installant chez la victime le doute permanent sur ses propres facultés intellectuelles et émotionnelles.
Il se montre (trop) protecteur, laissant sa victime penser qu’elle ne sait pas faire ou qu’elle est en danger, inapte, malade, voire folle. Cette pathologisation de la victime repose sur la stigmatisation de tous ses comportements. Toutes ses réactions seront qualifiées d’inappropriées, de dysfonctionnelles, d’inadaptées ou d’irrationnelles. Mais l’omniprésence de celui qui se présente comme un protecteur-sauveur laisse penser à la victime qu’elle est en sécurité. À condition qu’elle en accepte les conséquences ; car l’aide du tyran n’est jamais gratuite, il réclame une reconnaissance éternelle, et s’il n’est pas remercier, il criera au manque de respect.

Incapable de la moindre excuse et du moindre pardon, il ne se remet jamais en cause.

Excellent bonimenteur, il vend ses arguments avec brio et laisse sa victime pantoise et convaincue de ses propres torts. Il joue la victime parfaite, en souffrance mais pudique, malheureuse mais compréhensive – après tout, sa femme est folle – et cette fois, devant témoins. Maître en gaslighting[6] et injonction paradoxale[7], il passe du mépris à la menace, du silence à la colère disproportionnée et effrayante. Colère si imprévue, si subite et si violente qu’elle en est traumatisante et plonge la victime dans un état de sidération.

Il harcèle pour empêcher toute tentative de fuite ou d’évasion. En manipulant, il a attiré sa victime ; grâce au harcèlement, il la maintient, la contrôle et l’enferme. Parfois jusqu’à la mort volontaire de celle-ci, ce qui n’est rien d’autre qu’un suicide forcé[8].

On dit souvent du pervers narcissique qu’il n’a aucune empathie. Pourtant il n’en n’est pas dépourvu ; s’il n’a ni sympathie ni compassion pour sa victime, il est doté en revanche d’une très forte empathie cognitive qui lui permet non seulement de comprendre mais aussi d’anticiper les mécanismes et affects mis en œuvre chez sa victime. Coupé de ses émotions, il n’est pas affecté. C’est une dissociation totale et quasi irréversible puisqu’il se satisfait de qui il est. Il est donc capable d’interpréter les états mentaux[9] d’autrui, de prévoir un comportement ou une réaction sans rien éprouver, développer une stratégie pour obtenir de sa victime le comportement souhaité et provoquer l’émotion qui y sera attachée.

Les confusions et des généralités sont dangereuses pour ceux qui y croient et pour ceux qui les écoutent. L’avantage du terme « pervers narcissique » est de se référer à un danger et à la gravité d’une situation. Le risque est que cette situation soit confondue avec d’autres où il n’est question « que » de jalousie, de possessivité exagérée, de comportements colériques. Ou d’une relation toxique, dysfonctionnelle. Sans emprise, sans le sectarisme du pervers narcissique. Car il est sectaire. Ses comportements sont non seulement répétitifs et coercitifs, laissant s’infiltrer une peur permanente, un doute constant, une croyance en une impossibilité de réagir ; ils ont également pour objet et intention d’isoler totalement, d’infantiliser, d’objetiser, de faire naître des croyances liées à la religion, à la sexualité, à tout ce qui est de l’ordre du spirituel, tout comme du matériel, s’appropriant les biens, les compétences et les capacités de la victime. Il prend une victime pour l’intérêt qu’elle représente, la broie, la pille, la lamine, l’essore comme on essore une éponge, inlassablement.


Ainsi, à mal comprendre, on en exagère la présence ou on la rejette. Oui, mais le tien, il n’était pas pervers narcissique. Paf. Dix points en moins, vous n’aviez pas le bon bourreau.

Comprendre les amalgames évite de se croire capable de détecter un pervers narcissique comme on repère à l’odeur un départ de feu ou une fuite de gaz. Or toute prétendue victime s’attribue cette capacité : elle aurait désormais un super-radar, elle SAURAIT identifier ce monstre, s’en tenir à l’écart et prévenir la terre entière, la protégeant de cet être ignoble et malfaisant. Et j’insiste sur le « prétendue ». Les personnes ayant eu dans leur vie un individu avec un trouble de la personnalité narcissique ne partagent pas cette conviction. Si elles ont eu besoin de nommer des comportements et de tenter de comprendre un fonctionnement, elles cherchent à identifier ce qui leur fait du bien et ce qui les fait souffrir, elles en cherchent les causes, elles effectuent un travail de reformulation, d’introspection, de compréhension long et souvent douloureux. Elles ne sont plus dans une observation permanente de l’autre ; elles s’occupent avant tout d’elles-mêmes. Pour ne plus risquer de répéter des comportements dysfonctionnels. Pour établir une confiance en elles reposant sur une meilleure connaissance d’elles-mêmes, et sur une part de défiance, vis-à-vis d’elles-mêmes. On les dira alors égoïstes, narcissiques. Et sans doute le sont-elles un peu devenues, réveillant ou retrouvant ce narcissisme sain que nous sommes tous censés ressentir, cette estime de soi qui nous permet d’être au-delà d’exister.


[1] Le devoir conjugal consiste en l’obligation d’entretenir des relations sexuelles entre époux. Issu de la jurisprudence, il se rattache au devoir de fidélité et de communauté de vie, mentionnés par la loi. Le manquement au devoir conjugal, comme tout manquement aux devoirs du mariage, est susceptible de fonder un divorce pour faute (article 242 du Code civil : « Le divorce peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune »). Reste à prouver que le refus de l’époux d’entretenir des relations sexuelles rend intolérable le maintien de la vie commune. L’existence du devoir conjugal ne permet en aucun cas d’obtenir des relations sexuelles de son conjoint sans consentement libre et éclairé. Faire pression sur son époux, verbalement ou physiquement, ou lui imposer des pratiques non désirées, est constitutif d’harcèlement sexuel et/ou d’agressions sexuelles. De même, forcer son conjoint à avoir une relation sexuelle non consentie, y compris par surprise durant son sommeil par exemple, est constitutif d’un viol aggravé, puni de 20 ans d’emprisonnement.

[2] Paul-Claude Racamier, « Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique », Revue française de psychanalyse, vol. 50, no 5, 1986. Voir également, du même auteur, Les perversions narcissiques, Payot, 2012.

[3] Juge des enfants à Bobigny, récemment nommé coprésident de la commission Inceste et violences sexuelles faites aux enfants.

[4] Edouard Durand, « Un mari violent est un père dangereux », Le Monde, 23 novembre 2019.

[5] Albin Michel, 2018.

[6] Le gaslighting est une forme d’abus mental. Il repose sur le mensonge permanent avec pour objet de créer le doute, jusqu’à la folie, chez la victime et permet de réfuter les perceptions de sa victime, lui laissant le sentiment d’être constamment dans l’erreur, d’avoir des hallucinations, jusqu’à imaginer être folle ou en train de le devenir. Voir Anne-Laure Buffet, Les prisons familiales, Eyrolles.

[7] L’injonction paradoxale est un ordre et une obligation à agir reposant sur deux propositions antinomiques. L’exemple type est l’injonction : « Sois spontanée ». En s’obligeant à la spontanéité, la personne répond à un ordre, mais répondant à cet ordre, elle ne peut être spontanée puisqu’elle est contrainte.

[8] Le 22 juillet 2019, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi qui double les peines en cas de harcèlement au sein du couple, les portant à dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider. Jusqu’à présent, la loi sanctionnait les violences conjugales jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.

[9] Ces états mentaux peuvent être des sentiments, des désirs, des croyances, des pensées.

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Au micro de Sophie Nouaille, pour parler emprise, violence, thérapie, pervers narcissique, émotions vie quotidienne et crise sanitaire.